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Qu'avons-nous
découvert de si important ? L'exploration de nouvelles voies et
de leurs ramifications dans l'approche des lois fondamentales de
l'univers nous a permis d'établir quelques thèses centrales qui
fondent notre axiomatique et dont voici un aperçu à partir de la
métaphore d'une dynamique chorégraphique.
Aux
XVIIIème et XIXème siècles, l'horloge
définissait un monde automate aux mécanismes élaborés, créés
par un horloger7,
grand architecte et ingénieur précis et rigoureux. Ce grand
artisan, designer et ordonnateur ingénieux8,
a conçu d'abord la finalité de l'horloge (donner l'heure avec
rigueur et précision) puis il a entrepris de l'inventer,
c'est-à-dire de la construire pièce après pièce en organisant la
coopération ordonnée, rationnelle, de ses rouages. Le déséquilibre
dynamique et constant, l'instabilité continue du système règle le
balancier qui donne l'heure en faisant tourner les aiguilles. La
machinerie de cette complexité structurée est cachée. Seules les
aiguilles se montrent dans leur rotation infinie. Le paradoxe c'est
que cette invention survit à son concepteur... L'horloge était une
métaphore de l'ordre du monde, de cette machinerie universelle qui
évolue comme un automate à la complexité irréductible. Dieu
horloger, grand architecte souverain, inventeur, ordonnateur,
législateur, a imposé et la finalité de l'horloge-monde et son
organisation interne.
Je
préfère, quant à moi, la métaphore du ballet, d'un
spectacle chorégraphique, d'un concert symphonique, d'une chorale,
d'un opéra, d'une comédie musicale, d'un film cinématographique
qui passe de l'écrit à l'écran, voire de toute entreprise humaine
créative. Non que la différence avec l'horloge soit irréductible
mais la nouvelle métaphore ontologique est bien plus précise, tout
en étant plus actuelle. Car elle inclut, dans le jeu des
possibles9,
les notions dynamiques de liberté fondatrice de projets et de
mutations historiques qui caractérisent des ensembles groupés
déterminés.
Tout
chorégraphe le sait, un ballet est dynamique. Il repose sur une
histoire à raconter, une finalité déterminée, des émotions à
exprimer dans un lieu donné, le temps d'un spectacle. Lorsque le
maître de ballet ou le metteur en scène constitue ou génère son
groupe, il obéit aux nécessités de son inspiration, de son
imagination, de ses choix. Il a l'intelligence de sa finalité, sans
suivre les préférences intimes de ceux qu'il a réunis. Il engage
ceux qui sont capables d'exprimer le mieux sa propre finalité et de
former un ensemble cohérent, producteur de sens. Il catalyse les
énergies qui, autrement, seraient restées dispersées. Il en
potentialise le dynamisme polyvalent puis l'actualise dans une
chorégraphie homogène. L'auto-structuration du groupe est
intentionnelle et minutieusement élaborée. C'est une science
exacte. Les artistes sont perfectionnistes.
Un
ballet est une suite ininterrompue d'instants où rien n'est isolé,
de fluctuations maîtrisées où tout se transforme sans cesse dans
une science des mouvements anticipés et des trajectoires maîtrisées.
Toutes les figures de style sont notées, leur fluidité domptée,
leur subtilité apprivoisée. Les danseurs élastiques forment entre
eux des interactions singulières, électives, sélectives, en
déséquilibre constant, dans le cadre précis d'une synergie imposée
par la finalité désirée par le chorégraphe catalyseur d'énergies.
Un
ballet ne peut fonctionner qu'avec ses satellites immédiats ou
éloignés comme les musiciens, ingénieurs du son, électriciens et
éclairagistes, décorateurs et régisseurs, costumiers et
maquilleurs, les producteurs et leurs ressources financières,
l'attaché de presse, l'équipe de communicants, qui, tous, se sont
engagés et qui participent à la même aventure. Leurs noms et leurs
fonctions sont inscrits au générique. Le public qui assiste aux
représentations gravite lui aussi, mais à un autre titre, autour de
l'entreprise chorégraphique, en assure le succès ou bien l'échec.
L'irréversibilité
du ballet déroule une trajectoire historique unique, malgré sa
fragilité, le temps d'une représentation. Tout mouvement des
danseurs est concerté, en résonance intime avec la trame de
l'histoire contée, déroulée dans un processus articulé, ordonné,
de relations en perpétuel devenir. Tout comportement est finalisé
dans un espace-temps défini. Le ballet est un système hautement
organisé. Le déterminisme dynamique porté par le projet
chorégraphique se déroule conformément aux exigences du scénario
établi mais reste néanmoins ouvert à des possibles imprévus.
A tout
moment, chaque danseur, chaque musicien, garde cependant son identité
et son autonomie entière. Chacun est une entité différenciée,
douée d'un talent singulier, de la conscience de ses objectifs et de
l'intelligence de sa technique. Mais dans le cadre unique d'un
spectacle ou d'un concert, chacun joue la partition imposée par le
livret et qu'il s'impose de suivre par adhésion volontaire, en
fonction de ses capacités. Des incidents imprévus, un instant
d'inattention, une chute ou une crampe lors d'un grand jeté, d'un
entrechat ou d'une pirouette fouettée, peuvent certes survenir,
malgré les automatismes acquis et les échauffements préalables,
sans évoquer d'autres incidents indépendants comme une coupure de
courant ou un panneau de décor qui s'effondre... Mais, le temps du
spectacle, cet aléatoire reste très marginal.
Par
ailleurs, pour le spectateur inattentif, d'infimes erreurs de
mouvement ou d'interprétation de la part d'un danseur passent
inaperçues, notamment au moment de certaines prouesses
chorégraphiques, à l'instant furtif d'une transition ou lorsque
sont atteints des seuils d'instabilité fugace. Ce sont ces
« variables indépendantes cachées »10,
non observables, mais néanmoins liées, le temps d'une trajectoire
dans les régions d'instabilité, qui font tout le charme d'un
spectacle vivant. Mais ce hasard, accidentel ou solitaire, quel que
soit l'enchaînement des causes, comme toutes les collisions
discrètes qui peuvent advenir, n'empêchent pas la nécessité
organique du projet chorégraphique de se déployer entièrement dans
une collusion solidaire de tous les instants jusqu'à la fin de
chaque représentation. Les repères textuels, musicaux ou gestuels
restent invariants durant tout le spectacle.
Une
chorégraphie, durant le déploiement de ses enchaînements
anticipés, a-t-elle une influence sur le spectateur voire sur la
culture d'une société ?
Rien
n'est sans conséquence. Mise à part l'admiration vouée aux
danseurs, l'énergie déployée, l'expression formelle et symbolique
de la chorégraphie et de la musique qui la souligne ou l'entraîne,
provoquent, chez le spectateur dans l'expectative, des sensations
certes prévisibles et une excitation que ne saurait susciter une
horloge. On ne peut passer des heures à contempler les mécanismes
d'une montre, quels que soient sa beauté, son élégance ou le
prestige de la griffe de son concepteur, ou à admirer une herbe qui
pousse... Le public, dont le chorégraphe a sollicité l'attention,
est séduit, il perçoit son intention, l'ampleur de la performance
et la profondeur du sens exprimé. Et c'est le succès, aussitôt
relayé par les médias. Sinon, c'est le « bide », le
rêve qui fait naufrage parce que le projet n'a ni séduit ni
convaincu. A défaut de sacre, l'indifférence, pire que l'hostilité,
rejette l'œuvre dans les oubliettes de l'actualité. Le verdict,
cependant, n'est pas sans appel. Le « Sacre du Printemps »
de Stravinsky a été sifflé et
moqué avant de finir par trouver son public et une reconnaissance
unanime.
Chaque
représentation – qui est unique – agit comme un catalyseur, un
attracteur, ouvrant un espace infini à de nouveaux sens et à de
nouvelles émotions. Elle intensifie notre présence au monde et lui
donne un relief inattendu. Déchiffrer un univers à chaque fois
inédit nous plonge dans le ravissement et l'enchantement d'un
spectacle vivant. De plus, les technologies modernes nous permettent
aujourd'hui de le revisiter indéfiniment s'il a été enregistré
sur un support numérique et d'en revivre les instants magiques. Les
effets de la nouveauté d'une expression entraînent le public vers
de nouveaux horizons culturels immédiatement partagés. Une
révolution chorégraphique, comme celle qu'a initiée Martha
Graham pour la danse contemporaine, continue à porter ses fruits
longtemps après qu'elle ait eu lieu, influençant Alwin Nicolaïs,
Merce Cunningham, Maurice Béjart, Roland Petit, Alvin Ailey, Carolyn
Carlson, Pina Bausch ou Akram Khan et Jiri Kilian...
Sommes-nous,
pour autant, autorisés à parler d'entropie11
lorsque le cycle des représentations prévu est accompli, après
qu'elles eussent recueilli les applaudissements mérités et lorsque
tous les acteurs finissent par se séparer, leur énergie épuisée
par leur performance ?
Le
projet a été actualisé sur scène de manière irréversible
jusqu'à son terme ultime. Son équilibre temporel s'est développé
de phase en phase, d'état en état, jusqu'à son dénouement final.
Les comportements anticipés, longtemps envisagés et régulièrement
ajustés, ont été respectés, tout comme la régularité de leur
fréquence ordonnée. Au moment de leur séparation définitive, au
terme du cycle de représentation, les acteurs brisent leur union
sacrée et se séparent pour recomposer, ailleurs, d'autres
spectacles, jouer d'autres rôles, porter d'autres projets, vivre de
nouvelles situations singulières et de nouvelles aventures
créatrices de beauté et d'enchantement.
Que
représente la scène où évoluent les danseurs ?
L'histoire
raconte toujours les fluctuations aventureuses de destins en
déséquilibres dynamiques constants, brisant des équilibres
apparents ou fragiles. Le statique, d'intensité nulle, ennuie. Les
comportements réguliers sont trop prévisibles. Au contraire, dès
qu'apparaît un comportement turbulent, chaotique ou contradictoire,
l'intérêt renaît. Il donne naissance et sens à des cycles
dynamiques d'oppositions dans des espaces d'affrontements toujours à
explorer. La fièvre monte. Les crises, aux points cruciaux de
friction, provoquent cette instabilité critique, ce « suspense »
fiévreux qui nous tient en haleine. Les conséquences des
affrontements et de la compétition entre les attracteurs dynamiques
se répercutent sur toutes les parties concernées. Tout s'articule
autour des relations conflictuelles, au cœur du drame. Les rapports
de force dans leurs phases en déséquilibre constant, révèlent le
heurt décisif de volontés contraires ou de désirs extrêmes. La
tension est soutenue et devient paroxystique. Les déterminismes
réactifs des rôles déclinent les épisodes de situations
irréversibles, jusqu'au dénouement final.
A la
fin du drame où nous a entraîné la spirale infernale des
antagonismes, se dissipent les énergies déployées par la tempête
et se cristallise un nouvel équilibre. Les chorégraphes Angelin
Preljocaj, dans Siddharta
par exemple, ou Mauro Bigonzetti dans Caravaggio,
maîtrisent parfaitement l'articulation de ces flux d'énergies qui
déclinent un sens, construisent une cohérence, racontent une
histoire et en métamorphosent les perspectives. Dans le domaine
musical, Daniel Barenboim crée le West-Eastern
Divan Orchestra12
qui regroupe des instrumentistes venus de tous les pays pourtant
antagonistes du Proche-Orient pour jouer ensemble, entre autres,
l'ouverture de La Force du Destin de Giuseppe Verdi. Jordi
Savall et Montserrat Figueras, dans une autre veine vocale
historique, fondent le groupe Hespèrion
XXI et réunissent des traditions Séfarades, Arméniennes et
musulmanes qui dialoguent, par leurs chants, autour de la
Méditerranée,13
« Mare Nostrum ».
Résumons-nous.
La finalité chorégraphique est préalable. Chacun en
conviendra. Elle est conçue par un chorégraphe et exprimée par une
trame précisée dans un livret. Le chorégraphe-démiurge, à
l'identité affirmée et reconnue, reste maître du ballet. Il
choisit en toute liberté ses danseurs et les engage en fonction de
ce qu'il attend d'eux. Il crée un groupe restreint dans lequel
chaque danseur conserve sa relative autonomie, le temps des
représentations prévues. Le chorégraphe, face aux inévitables
fluctuations circonstancielles, conserve sa liberté de décision.
Ces fluctuations, qu'elles soient acceptées ou contrariées, ouvrent
un champ inédit à son imagination. Il explore de nouvelles voies
d'expression, saisit toutes les opportunités et déploie tous les
possibles promis dans son projet.
Chaque
danseur adopte, en toute conscience et en pleine intelligence, des
comportements spécifiques, ajustés à la mesure de son talent et de
ses capacités, dictés par le chorégraphe. La troupe ajuste et
généralise les transformations voulues. La chorégraphie est faite
des relations établies entre instantanés dynamiques. Elle est
ouverte à tous les possibles tant que le phrasé d'une aventure
singulière ne referme pas le sens déployé par le point final. Les
degrés de liberté – l'aléatoire – ne s'inscrivent que pour
mieux exprimer un projet attractif, clairement défini et identifié,
dans un espace de phases déterminé par l'enjeu.
Lorsque
le groupe se défait, lorsque le rideau final tombe, d'autres
configurations quantitatives et qualitatives s'organisent, sans que
ces transformations soient strictement déterminées. Les voies
diverses que prennent ces nouvelles configurations ne révèlent
finalement que la continuité d'un système cyclique. A chaque
nouvelle structure assemblée, s'amorcent de nouvelles conditions
« initiales » pour de nouveaux épisodes. Et s'initialise
un nouveau rapport de forces pour un nouvel échange d'énergies dans
une chaîne d'union ravivée.
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